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“J’avais acheté une veste. Je me suis aperçue, après l’avoir portée trois ou quatre jours, que le bouton du bas était trop bas, ce qui faisait que lorsque je bougeais, la veste s’ouvrait, le col tombait trop sur les épaules, lorsque je mettais une écharpe, elle ne tenait pas. Je me suis mise en colère et ai donc refait une nouvelle boutonnière et changé les boutons. Ce bouton est l’un des quatre récalcitrants”. Madeleine Atlan (participation à "coudre son histoire à un bouton")
Madeleine Atlan aux bons soins de Jocelyne Michel Centre social de la Sauvegarde 69009 LYON Lyon, le 3 novembre 2005 Madeleine, J’ai appris votre décès par Jocelyne, quelques jours avant la démolition par implosion de la barre des 210 ; j’en ai été sincèrement peiné. Depuis cet été, j’ai commencé un chantier épistolaire. Je restitue leur texte à ceux qui ont confié un témoignage “cousu à un bouton” et l’accompagne d’un commentaire. Votre fiche a compté parmi l’une des premières recueillies auprès des usagères du Centre social. Nous avions organisé une réunion sur le thème. Vous aviez amené ce gros bouton de bois à quatre trous. Vous ne vouliez pas écrire, par peur de faire des fautes et par fierté de ne pas les montrer. J’avais écrit pour vous. J’étais désireux d’obtenir des participations d’habitants. Je regrette maintenant de ne pas connaître la manière dont vous formiez vos lettres. J’aurais aussi voulu vous dire que j’avais fait une place à votre texte dans mon livre . Je redoutais la manière dont vous auriez exprimé votre surprise et, certainement, votre fierté. Nous n’avons pratiquement pas discuté et pourtant je garde de notre relation un souvenir musclé. En fait, pendant plus de deux ou trois ans, vous m’avez “fait la gueule” , refusant tout dialogue et jusqu’à la main que je tendais pour vous saluer . Vous aviez collecté à mon intention des bouteilles de plastique et les aviez remontées de nuit par pleins sacs, à pied depuis Vaise, bravant les moqueries des jeunes qui rentraient d’un concert. J’avais ensuite abandonné l’idée des bouteilles, sans mesurer l’importance de votre geste et sans vous donner plus d’explication. Vous en aviez été blessée et me l’avait ainsi fait comprendre et payer. Ni “Mo” (Mohamed), ni Jocelyne n’avaient réussi à vous raisonner. Nous avions ainsi pris l’habitude de nous reconnaître en jouant l’indifférence, jusqu’à ce que, timidement, nous puissions nous saluer de manière plus conventionnelle. J’ai admiré cet entêtement forcené et cette colère, la même qui vous avait fait refaire la boutonnière et changer tous les boutons. Grâce à vous je sais que lorsqu’on veut travailler avec l’humain, on n’a pas le droit à l’imprécision. Merci pour cette leçon de rigueur. Je vous en garde bien présente. Michel Jeannès (dit “Monsieur Bouton”). P.S.: A la lueur des changements induits par le programme de rénovation urbaine, votre texte prend une dimension poétique et prémonitoire. La veste m’apparaît figurer le quartier et les turbulences qui en font aussi sa singularité. Mais lorsqu’il aura acquis une meilleur tenue, qu’adviendra-t-il des “ boutons récalcitrants”?