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De la souille l'art traite

« Hechos con desechos », en espagnol « faits avec des déchets ». Une affiche sérigraphiée en noir et rouge, décollée sur l’avenue Corrientes à Buenos Aires, dans les années 90, et envoyée en cadeau à feu Annick Drevet-Tvermoes (1) qui, recevant peut-être les mots dans un moment de doute, les avait très mal pris et m’avait répondu par une carte incendiaire. L’affiche, que je trouvais pourtant très belle avec ses deux passages en rouge et noir, renvoyait à une exposition d’oeuvres plastiques réalisées avec des objets de récupération.
Une formule tenace que je remue de temps en temps, cherchant à la dépecer tant j’y pressens, les assonances aidant, le mot « huessos » ( les os ) .
Les déchets et la retraite, un double thème qui — n’en déplaise au balai invoqué par Gérard Bertolini dans son texte d’orientation — roule comme les élevages de poussière (2) , nous renvoyant au mystère de ce temps qui nous porte et que nous traversons tout en nous consumant.
Double thème ou thème bifide(3) , du surplus plus que du rebut, et de son emploi. Du point de vue de l’artiste — Daphné Bitchatch le montre avec brio(4) — le déchet vaut pour son potentiel de création. Il est avant tout matériau symbolique, terrain d’expérimentation, espace de ciel à jeu ouvert. Répondant aux critères du trouvé-créé et du trouvé-choisi , l’objet-déchet est immédiatement perçu comme ressource et comme manne, matière vitale à la création, tombée des nues.
Comment ne pas se pencher sur une benne emplie « d’ encombrants » et s’absorber dans la contemplation d’une planche, d’un bout de tuyau ou de n’importe quel objet ou jouet rejeté par manque de place ou désintérêt, mais avant tout offert en sacrifice aux dieux du consumérisme et aux poètes qui en envisagent naturellement les lignes de fuites et — c’est là une fonction magique du balai — les enfourchent pour se déterritorialiser et entrevoir des mondes en transformation.

Retraite : toujours en français, le mot résonne en glas et Bérézina, la faute non pas à Voltaire ou Rousseau, mais aux manuels d’histoire. On se retire, comme du coït et du coup bu, on se sent triste plutôt que victorieux. Le cervantesque idiome emploie le mot «Jubilacion » aux connotations plus allegres . Prendre sa retraite se dit en espagnol « Jubilarse ». Le recours à l’étymologie, apporte un éclairage depuis l’intérieur de la langue : « le mot latin jubileus est un emprunt à l’hébreu yobhei « bélier, corne de bélier, trompette en corne de bélier », utilisé par métonymie pour désigner une grande solennité publique de la loi mosaïque célébrée tous les cinquante ans dans l’antiquité juive, annoncée au son de cette trompette, et à l’occasion de laquelle les peines et dettes étaient remises »(6) . La terminologie chrétienne l’a ,au xve siècle, assimilé aux indulgences et le mot jubiler correspond aux cris de joie, reliquat de ceux qui accompagnaient certainement ces rémissions. Penser la retraite comme l’effacement d’une ardoise et le recouvrement d’une liberté chèrement acquise devrait être naturel, encore que l’on soit en droit de se demander au nom de quel principe les neuf dixièmes de la société pour ne pas dire les quatre-vingt-dix neuvièmes de l’humanité, sont assujettis à payer d’une vie de labeur cette dette, due par le seul fait d’être né dans un Chantevigne-les-Loups plutôt qu’ un Neuilly-sur-Scène(7) ?
Amener des travailleurs à penser la retraite comme une mise au rebut m’apparaît donc une escroquerie et les retraités dés-emparés — c’est dire littéralement des-fortifiés — en sont victimes, semblables aux otages souffrant du syndrome de Stockholm (8) . La faute au dieu du travail qui les a si bien accaparés que lorsqu’ils les libère, les je-veux blanchis, la remise de peine équivaut à un naufrage.

« Utopistes debout » disait le groupe de graphistes Ne pas plier il y a une vingtaine d’années, avant de rectifier plus récemment « Utopistes à bout ! » et j’ajouterai — la proposition me semble du moins vraie comme posture poétique — qu’il est urgent d’apprendre à ne rien faire, tant le moindre geste semble profiter à l’hydre de l’argent et du spéculaire(9) . Retraités, chômeurs de tous pays, unissez-vous ! Devenir improductifs est une résistance à-venir.
En ce sens, j’ai proposé il y a quelques années, la Journée sans poésie et ai renoncé à la mise en oeuvre du projet, lui préférant l’énonciation en cercle restreint (10)

« glanage-langage (11) » : cette autre trouvaille d’anagrammeur à mes heurs m’amène à reconsidérer et remettre en jeu dans le cadre de ce dossier ma pratique artistique, tissée de mots et de rencontres. Je développe en effet depuis plus de dix ans une pratique de « poète familier », principalement sur le quartier de la Duchère à Lyon. Pour ce faire j’explore les multiples possibilités narratives du bouton, objet fonctionnel destiné à rapprocher les pans du vêtement, que j’envisage comme métaphore du lien social et « Plus petit Objet Culturel Commun (PPOCC) ». L’. oeuvre,d’essence immatérielle, puisqu’il s’agit de générer une « Zone d’Intention Poétique » autour d’un objet modeste et connu de tous, permet son appropriation et la participation sous des formes diverses liées à la sémantique et à la malléabilité de l’objet médium.

LeJournal du Fibulanomiste

Je dois à mon ami poète de l’infime Sylvain Bravo(12) cette formule à la radicalité lapidaire : « le participatif, c’est prendre aux pauvres pour donner aux riches », c’est dire demander encore aux plus humbles et modestes, habitants des quartiers populaires en Zone urbaine sensible, de participer à une oeuvre d’art contemporain sans qu’ils aient pour autant les clés pour décoder tous les enjeux de l’inscription d’un travail artistique dans les territoires de l’art. L’artiste intervenant dans ces territoires spécifiques est directement confronté à la question de l’instrumentalisation et se doit, sinon de la résoudre, pour le moins de se poser la question. En bref, il n’est pas décent de demander à autrui de participer ou figurer dans une oeuvre collective sans mouiller soi-même sa chemise et développer un travail avec autrui implique, à mon sens, d’occuper le lieu du je et d’assumer pleinement la position d’auteur.
De cette réflexion est né le Journal du fibulanomiste : alors que j’avais amorcé en 1998, une collecte de témoignages « cousus à un bouton », je commence à ramasser ceux que je trouve par terre, et en tenir compte dans un travail de diariste. Ce Journal, véritable astreinte, témoigne d’abord du fait que l’artiste prend sur lui le travail et ne se contente pas de solliciter autrui pour faire une oeuvre.
Écriture « sous la contrainte » — pour paraphraser l’Oulipisme — le Journal fixe des bribes de mémoire, marque mes itinerrances au gré des boutons trouvés et réinventés(13) , qui sont par définition perdus par un autre et correspondent donc toujours à une perte, un manque, un décousu et un à- recoudre. Jours avec boutons et jours sans. Mémoire blanche des jours sans bouton, dont on ne sait s’ils ont été vécus. Traces d’écriture qui accrochent des trajectoires, des lieux et des visages à ces dérisoires pastilles de couleur tombées dans le caniveau :

6 mai 2008. île de Taïwan. Tamshui et Bali (prononcer « Pali »). 2 boutons de métal dont un orné d’une couronne, qui signent la traversée de la rivière sur le petit ferry que nous apercevons depuis la fenêtre de notre chambre. Temps de pluie. L’eau est d’un beau gris d’huile. Le soir, dîner dans le resto « Studio-bistro » de Laï en compagnie de Po-Jui et les enfants Franck-Tse Fu et Alice.
Ce jour retrouvé la trace de Chen Mei-Ling, amie de Sylvain B. et A. Stella, à qui j’ai écrit après avoir essayé en vain le téléphone et le m@il. Un lien qui se reboutonne.
J’écris un article en forme de notes de voyages pour le Croquant, à propos du Tibet(14) , ou le manque d’information d’un touriste moyen occupé à commander des nouilles alors que les tibétains se font massacrer.

La fibulanomie nomade(15) fait des émules et l’artiste est payé en retour par des récits construits sur ces trouvés-choisis en forme de clins d’oeil boutonniers. Ceux-ci émergent dans les pas d’un autre et font à la fois sens et lien, traces et écarts dans les cartes :

Michaël Faure(16)
Objet: Le bouton est dans l'oeuf
Le 26 sept. 08, à 00:10, Michaël Faure a écrit :

Salut Monsieur Bouton,

(...)

J'ai trouvé encore trop de boutons - toujours dans des circonstances particulières - pour en faire quoi que ce soit, cet été en Bretagne (à Concarneau ( avec témoin Cécile Linossier), à Nantes (plusieurs dont un énorme, 3 cm de diamètre), à Rochefort au moins deux (au Pays de Pierre Loti et de Lafayette, rue Pujos c'est sûr et rue Jean Jaurès, je crois), un à Oradour sur Glane (ça s'invente pas), au Puy et ailleurs, des fois y a des quinzaines sans puis ça fait irruption, 3 en 5 jours, quelques doublés, et 6 ou 7 d'un coup l'autre fois, avec témoins encore (Odile Chaze), vers un passage clouté en face du théâtre du Puy où je compte les rues où je n'en ai pas trouvés, hélas c'est trop pour que je te conte quoi que ce soit, mais ce sont toujours des clins d'oeil qui sont comme des sourires, des petites bénédictions d'un laïc art sacré toi et ton don d'ubiquité, je ne risque pas de t'oublier
Je les mets au frigo, j'en parle au gens, ça me fait l'occasion de parler un peu de toi à des passant-e-s dans mon appart

PS : défois j'ose pas les ramasser, ça fait le mec qui ramasse les pièces de 5 centimes, et y en a un ou deux qui étaient vraiment trop crades, deux incrustés dans le bitume, je pouvais rien faire... si pour les champignons, ça marchait aussi bien j'aurais l'air moins con et mes omelettes auraient plus de charme, quoi que je pourrais faire un jour une omelette aux boutons, une espèce de synthèse ou de symbiose de l'oeuf et du bouton.

« Coudre son histoire à un bouton »

Le volet essentiel du dispositif participatif repose sur une collecte de témoignages écrits, recueillis sur des supports cartonnés édités à cet effet. Il est demandé de coudre un bouton à l’endroit marqué d’un X et de confier un souvenir lié à cet objet. L’acte de coudre est concomitant à celui d’écrire. En dix ans, quelque sept cents fiches ont pu être recueillies, dont la moitié inscrivent des « traces de vies », témoignages et anecdotes inspirées de la boîte à souvenirs qu’est la boîte à boutons. Les autres concernent des textes plus ludiques, réflexions philosophiques ou sémantiques liées à l’objet « bouton ».
Les textes sont signés par leurs auteurs, considérés comme co-auteurs d’un fonds participatif en constante expansion au fil des publications, expositions et interventions de « La Mercerie », entité poétique et collectif in(ter)disciplinaire qui produit ce travail et en assure la logistique.

Depuis 2005, j’ai ouvert un Chantier épistolaire par lequel j’accuse réception de son témoignage à chaque participant, en lui restituant la transcription de son texte assortie d’un commentaire. L’intention du Chantier est d’inscrire dans une trame dialoguée le témoignage reçu, tout en déconstruisant par le contre-don et une position assumée d’interlocuteur, le caractère unilatéral de la collecte. Ce caractère m’apparaît en effet — avec l’inflation de travaux « participatifs » dans le champ de l’art contemporain — générer maintenant plus d’obéissance que de liberté : « posez nus, donnez ci, souriez vous êtes filmés, levez un bras, une jambe, le cul, racontez un rêve, un mot, une anecdote , citez un titre de livre, voire déboutonnez-vous(17) ! », autant d’ouvrages pour lesquels l’artiste est proche du pion de collège donnant des lignes à faire ou distribuant des consignes au docile et consentant participant-figurant.

La différence essentielle du dispositif que je développe, tient — plus qu’à l’aspect formel — à l’engagement dans la durée et la relation(18) , ainsi que dans la posture basée sur l’accueil et la valorisation du « moindre geste(19) » . Les deux témoignages cousus à un bouton reproduits ci-dessous s’agencent et entrent en conversation dans un même courrier, le dernier récit reçu ayant réactivé le plus ancien, recueilli quelque sept années plus tôt. Dans le cadre de cet article, ils participent de la réflexion et sont à considérer comme ressources dialogiques :

n°T360 “ Je le voulais original et beau, empreint d’un passé “super “ émouvant et chargé de sincères souvenirs. J’ai cherché, tenté et finalement trouvé. Il est quelconque, de couleur rose fushia, tendance criarde et contemporain. Il provient d’un duo de “boutons-roses-de-secours” appartenant à une veste de même couleur, qui me rend visible à près de cent mètres. Piquée par la “fièvre-acheteuse-aoûtienne” (assez rare me concernant) et comme je hais les magasins et la cohue, j’ai acheté cette veste sur internet à la Redoute, pendant la période des soldes d’été 2008. Payée 3 euros, ce fût quand même une affaire. Et je la porte malgré sa couleur. Puisqu’elle me va bien. Mes enfants me l’ont dit. J’ai gardé le plus petit. Peut-être un bouton qui cherchera les histoires...

Latifa Menas Boubaker
Correspondante de presse “Le Progrès”
Mercredi 27 août 2008 – 21 h 43”

n° PL279 “ S’il faut une histoire, rien qu’une histoire à propos de ce bouton alors, je vous avouerai devoir mentir. Cette petite pièce de métal renferme de multiples histoires. Celle d’une douce folie, un jour de décembre 2001 à Mauléon (département des Deux-Sèvres) où un manteau rose d’une valeur de 20F m’a choisie pour partenaire de résistance contre la morosité parisienne. Ce manteau, privé de saillants boutons, m’a dirigé fort peu de temps après vers une mercerie où je m’offrais compulsivement (et pour cinq fois la somme du manteau) six boutons illustrant ces paysages romantiques chers aux peintres dix-neuvièmistes. Mon appartement de la rue Saint-Denis est situé à cent mètres de la rue du Caire, fief et cercle privilégié des boucles, galons et boutons en tous genres. Une rare coïncidence de figures, me direz-vous!
La seconde histoire s’impose lorsqu’on sait que ce paysage cousu ci-dessus s’apparente étrangement à la vallée de Clisson au coeur de laquelle je vais lorsque je ne suis pas à Paris. Ce bouton est l’un des six paysages que je portais dignement sur ce manteau rose. Aujourd’hui, dénudé d’une seule pièce, il inspire un sentiment de pitié que seul un vrai tailleur de métier saurait vous expliquer. Peut-être me faudra-t-il réaliser ce sixième bouton manquant. C’est justement l’objet de ma troisième histoire qui me rapproche de monsieur Quentin Delatour et de son musée qui porte son nom à saint Quentin en Picardie. Là-bas, peut-être un jour, réaliserais-je les boutons de ma vie. Des boutons illustrant des regards d’individus dessinés de mes mains au pastel. Ce bouton aujourd’hui m’a inspiré tout cela.

Nathalie Lecroc Clisson,13 mars 2001”

Lettre à Latifa Menas (Lyon)(19) .

Lyon, le 13 septembre 2008,

Chère Latifa,

Votre participation à “coudre son histoire à un bouton” est bien enregistrée dans le fonds participatif de la Mercerie. Ce témoignage pourra inciter d’autres à ouvrir leur boîtes aux souvenirs lors de prochaines expositions.

Ce courrier prend sens dans un “chantier épistolaire” ouvert en 2005, par lequel j’accuse bonne réception et restitue copie tapuscrite du texte assortie d’un commentaire.

Votre texte fait écho à cet autre manteau rose acheté très peu cher par une amie et collègue artiste.

Il y a dans “la bonne affaire” quelque chose de très étonnant: à la fois peu cher, presque de l’ordre du rebut ou du délaissé pour compte qui revient à la vie sociale par le simple fait d’avoir été “trouvé-choisi-acquis”. De ce point de vue, les soldes sont proches de l’art, par leur capacité de re-création et de donner nouvelle vie et valeur à ce qui passe et s’évanouit. Un manteau rose dans le morne des normes, c’est figure d’Eros contre Thanatos.

Bien à vous

Michel Jeannès

P.S. copie à "Miss Lecroc "

En tant que forme autopoïétique, la Zone d’Intention Poétique autorise les appropriations singulières du dispositif et génère, par un processus qui m’évoque le marcottage, des foyers conversationnels dans les réseaux amicaux et familiaux. Comble de l’appropriation de la démarche poétique, certains se découvrent un ancêtre commun avec « Monsieur Bouton(20) » , et engagent alors les liens du sang dans l’écriture et la couture.

J’avais un grand-père boutiquier. C’est le premier de mes ancêtres à s’être arraché de la terre et de la paysannerie. Sa boutique, c’ était une mercerie, à Rouen, dans les années 1930. Bizarrement, il n’a jamais gardé une morale de paysan, économe et méfiant. Mon ancêtre était un jouisseur, un flambeur; il s'est tellement amusé avec l'argent des boutons qu'il en a oublié d'être propriétaire. Accessoirement, il n’a jamais cherché à acquérir quelque patrimoine que ce soit.
J’ai écrit un article sur lui, un jour. Cet article a mis en colère mes oncles. Dans la famille, on profite de l’argent, mais sans en parler. Ma mère, prenant connaissance du travail de Michel J. et de la Mercerie, m’a dit qu’elle avait en possession une boîte de boutons de l’époque de mon ancêtre. J’ai regardé et photographié ces boutons avec émotion. Je ne sais d’où venait, ce qui avait provoqué cette émotion. Le bouton que j’ai choisi, je l’ai choisi parce que j’aime les fleurs. Pour toutes ces raisons, l’adresse que je laisse est celle de ma mère(21) .

Guillaume Thouroude (Villefontaine)

Enfin, la Zone d’Intention Poétique fonctionne aussi comme un espace symbolique intermédiaire, lieu d’accueil proche de l’espace potentiel décrit par Winnicott dans lequel la personne, en appui sur la démarche artistique, effectue ses propres expérimentations.
Ce dernier témoignage rend compte de la manière dont il arrive que l’art traite ce délicat passage à la retraite:


“Ce bouton
M’a accompagné pendant 40 ans de vie professionnelle!
Il soutenait la rivalité entre les boutons de rougeole et de scarlatine!
Même les boutons de zona ne lui faisaient pas peur. Quoique!
Il faisait un pied-de-nez aux vésicules rougeâtres prêtes à crever.
Il se moquait des boutons de cuti qu’il traitait de gnognote.
Mais jugeait sévèrement ceux du BCG, “toxique” disait-il en tirant sur son fil.
Il enviait les chalazions sur la paupière contre lesquels on ne peut rien.
Mais savait que l’orgelet est bénin.
Il saluait téméraire les kystes et nodules divers mais frissonnait
Et se cachait sous la boutonnière quand il entendait parler de kyste au sein.
Il pouffait de rire devant les furoncles quand ils ne lui crachaient pas au nez.
Il était joueur et se déboutonnait impromptu, l’air de ne pas le faire exprès!
Il se sentait humble en voyant les boutons d’urticaire géante.
Il ne supportait pas la confusion avec les verrues et les phlyctènes.
Il restait discret quand se découvrait un bouton mal placé.
Et triste quelquefois devant les boutons d’eczéma d’enfants.
C’est un bouton précieux que je passe pour la fois dernière
Dans la boutonnière de ma tunique d’infirmière.

Lucette 29 décembre 2007 »

Inscription symbolique d’une fermeture de parenthèse, l’auteure joint le geste à la parole et fixe sur sa fiche participative un fragment de la blouse portant le bouton en question, engagé dans sa boutonnière. Puis, filant la métaphore et socialisant le geste intime dans son entourage, elle construit par courriel un rituel de départ qui engage ses amis et collègues:

objet : ma dernière nuit au travail

Un jour, j’ai vu à Thônes une exposition(22) de l’artiste MJ.
Entre plusieurs autres interventions,
il avait invité la population de la ville à raconter l’histoire d’un bouton.
Plusieurs lui ont confié leur bouton et son histoire.
Il les a placés sous vitrine et exposés.
Il y avait l’histoire du bouton du chemisier du premier bal d’une dame et celle du bouton de la tenue du grand-père revenu des camps de concentration.
Moi aussi j’ai eu envie de raconter l’histoire d’un bouton pour marquer mon départ
et je vous l’envoie.
Belle 2008
Grosses bises

Lucette

Puis maintenant en deux coups de clic
Va dans ton carnet d’adresse
et supprime définitivement l’adresse
lucette.tholence@nomdelinstitution.com
Mon adresse privée est Lucette Tholence

« Life ? Nothing but buttoning and unbuttoning » a dit le poète George Bernard Shaw. Par ce boutonnage électronique, le changement d’@dresse marque le passage de la sphère professionnelle à la sphère privée . Chaque récepteur du message participe du cercle et est invité à témoigner à son tour. L’auteure reçoit une série de réponses ton sur ton qui signent la connivence par le jeu sémantique induit par le signe « bouton » :

30 décembre 2007
Objet : bonne année

Bonjour Lucette,
J’aurais pu dire : salut la môme aux boutons !
2008 s’annonce et, pour toi, c’est déjà le bonheur de se sentir des ailes de libérée (je ne dis pas retraitée) !
Merci pour ton conte de Noël qui nous raconte ta propre histoire de boutons, c’est frais, c’est charmant et ça dit bien une vie de travail au service des autres.
J’ai bien compris ton message ; maintenant tu te soucies de « nomdel’institution » comme d’un bouton de culotte ! (...)

Alors bon départ dans cette nouvelle année et dans la vie de non-travail salarié. Surveille quand même l’apparition de certains boutons pernicieux que nous donnent souvent les politiques en place ici et maintenant, les fâcheux, les grincheux, les empêcheurs de tourner en rond et j’en oublie...

Grosses bises à toi et Maurice,

P. et J.

31 decembre 2007
Objet Re :Ma dernière nuit au travail

Ton bouton, il est tout bon, et j’espère que, bien que tu arrrêtes de travailler dans les boîtes (qui ferment dès que tu arrives, ou presque), tu vas continuer à écrire.
Ceci est mon dernier mail à cette adresse. Bonnes grandes vacances en 2008 et après. Je t’ai déjà envoyé la photo ci-joint, de l’île aux castors, mais c’est un bon souvenir de novembre 2006.
2008 bisous de nous cinq.

La publication dans le présent article se fait bien évidemment avec l’accord de l’auteure de la fiche qui me transmet les documents cités, tant pour le plaisir de la collaboration que la nécessité de la transmission. Cette inscription dans un cercle public élargi prend donc valeur d’événement et replace les échanges d’ordre privé dans la sphère du collectif. Là est peut-être la condition essentielle d’une retraite sereine : se réapproprier — au sens de redevenir maître — le sens de sa vie pour l’encore partager.

Aux dernières nouvelles, notre jubilée ramassait des champignons....qui, pour peu qu’on les considère dans leur capacité d’émergence et de ponctuation chromatique , sont très semblables aux boutons .

Michel Jeannès, 28 septembre 2008
texte publié dans Le Croquant n° 59-60 décembre 2008
mis en ligne par l'auteur le 17 janvier 2009


(1) Annick Drevet-Tvermoes, psychologue, enseignante à Lyon 2, à qui je dois certainement, par les ouvertures qu’elle savait ménager et son insatiable curiosité, mes premiers pas dans cette sente étroite entre art et psychologie qui n’en finit pas d’ouvrir des mondes nouveaux.
(2) Dust memories : Titre d’une des oeuvres photographiques de Man Ray (1920) dont le sujet est la poussière accumulée sur une oeuvre de Marcel Duchamp.
(3) Gérard Bertolini, propose comme thème « le rebut se rebiffe », je reviens à l’étymologie de la biffe qui est double rature et aussi, c’est du moins ainsi que je l’image, fente dans la langue.
(4) Daphné Bitchatch, Matières déchues, le rejeté, le rien
(5)J’ai créé le trouvé-choisi en appui sur le concept psychanalytique de « trouvé-créé » par laquelle Winnicott modélise à partir des relations précoces mère-enfant , la capacité créatrice de l’humain. La mère crée une ilusion féconde pour l’enfant en plaçant son sein à l’endroit et au moment où l’enfant le réclame. La notion de choisir marque la volonté de l’artiste d’inscrire la trouvaille dans le champ artistique et donc dans une aire distanciée, socialisée et partageable.
(6)Rey Alain (s.l.d.) Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, p.1929
(7)Ville des Hauts de Scène où les carrières politiques sont familiales et spectaculaires. (8)Le syndrome de Stockholm désigne la propension des otages partageant longtemps la vie de leurs geôliers à adopter un peu ou tous les points de vue de ceux-ci.
(9)A ce propos, une relativement récente émission sur Arte montrait comment les systèmes de l’art, la mode et l’argent se tressent pour transformer toute critique du système en valeur monétaire. Un critique d’art au renom international insistait sans état d’âme sur le fait que les jeunes artistes sont, à l’instar des footballeurs, des stars et des valeurs sur lesquelles le monde des affaires spécule.
(10)Lettre du 27 octobre 2001 à Kathy Gremeret, Les Subsistances Lyon, in Préoccupations n° 17, ed. Galerie L’Ollave, Rustrel,2002, p.17
(11)Cette anagramme fait suite à la découverte de cette autre : Angélus-Glaneus(e) trouvée en relation avec les tableaux de Jean-François Millet et le film d’Agnès Varda, Les glaneurs et la glaneuse, 2000. Dans le DVD intitulé Deux ans après, qui fait suite aux Glaneurs, Agnès Varda redonne la parole à Jean Laplanche qui compare la psychanalyse au glanage.
(12)Sylvain Bravo, prix Vol de nuit, in Le Croquant, n° 29, printemps 2001, p. 104
(13)Dans la terminologie du service des objets trouvés, la personne qui ramène un objet en est « l’inventeur ».
(14)« Tibet Road », in Le Croquant n°57-58, p.340-341
(15)Forme bénigne d’intoxication fibulanomiste se traduisant par des irruption de boutons dans l’imaginaire du contaminé.
(16)Pour en savoir plus sur les travaux de Michaël Faure, sociologue spécialiste de la double peine et ami du Croquant, consulter le site de Sémaphore
Voir aussi Michaël Faure. : "L'identité blessée" in Le Croquant - n°22 - Automne-hiver 1997, page 109 à 113
(17)"Faut être juste tout de même!" ( Robespierre passant la tête dans la lunette)
(18)— « On est responsable de ce que l’on apprivoise » ( le renard au Petit Prince dixit).
(19) Le moindre geste est le titre d’un film de Fernand Deligny (1971)
(19)La lettre fait suite à la réception de la fiche participative « coudre son histoire à un bouton » ; les deux textes sont insérés dans le courrier sur le même modèle que dans cet article.
(20) « Monsieur Bouton » est le sobriquet donné par les habitants du quartier de la Duchère en 1998 à l’artiste qui faisait irruption dans leur quartier en leur adressant des courriers contenant des boutons. Ce sobriquet a été repris et « officialisé » par Agnès Varda dans Deux ans Après les glaneurs (op.cit). Il émerge régulièrement lors d’interventions en d’autres territoires.
(21) Le private joke concernant l’adresse est lié au fait que l’auteur de ce témoignage était en transit entre la Chine et l’Irlande lorsqu’il écrivit ce témoignage, éloge de la pierre qui n’amasse mousse. Le nomadisme est-il compatible avec la production de déchets ? Il me semble que le « déchet » est lié à une relation au monde sédentaire. Pour faire plus ample connaisssance avec cet amoureux de la Chine et des voyages : http://chines.over-blog.com
(22)Exposition " Avis d’art en Aravis", été 2007, commissaire Alain Livache.
(23) cf courriel de Michaël Faure en date du 26 septembre 08, cité supra.
(24) Le mot "bouton", provient de bouter, pousser.