Journal d’un fibulanomiste (fragment)
1er octobre 2003. 1 beige clair Place X-Rousse. A la poste, je croise S.. Me parle du jeune qui a sauté avec une grenade à la Duchère. Attribue la faute à un groupe “repéré” pour trafic d’armes. Je m’interroge sur la portée de la poésie comme arme.
1er octobre 2004. Je me rends depuis la Croix-Rousse — où je réside — à la Duchère, sur la colline d’en face — où j’interviens comme poète familier depuis six ans. Un quartier multiculturel où se côtoient une cinquantaine de nationalités. Lieu de Lyon où je me sens le plus chez moi. J’y décroche, à la Bibliothèque, mon exposition bâtie sur le thème dela disparition. En regard sur un quartier dont la forme actuelle est vouée à l’effacement, je montrais un fragment de ce Journal, tenu au fil des boutons trouvés-choisis qui jalonnent et fixent mes itinéraires et marquent mon temps. Une “ligne d’erre” bornée par l’enterrement de Pierrette Augier, maire du 9ème arrondissement (17 juil.03, un beige et un blanc) et la démolition d’une moitié de la “Barre des 200” , (29 oct. 03, un demi bouton de nacre ) sise rue Marcel Cerdan. ( nb. : Le 29 octobre 1949, les lecteurs du Monde apprenaient la mort du boxeur casablancais dans le scrach du Constellation sur une montagne des Açores . La démolition de « Chicago » serait elle un simple écho de l’Histoire ? ). Cette page du Journal du Fibulanomiste étant de antemano consacrée aux “rumeurs des villes”, j’ai l’impression d’aller à un bal costumé. A quelques pages de moi, Carlos Salamanca arpente Buenos-Aires, dont j’aime la lumière au petit matin et où le Journal s’ombilique sur une place entre les avenidas Figueroa Alcorta et Libertador. Ce même jour, Cécilia embarque à New-York. Sa 106, qu’elle m’a prêtée pour la semaine, est garée au parking encore gratuit du Cours Colonel Giraud, en dessous du Boulevard de la Croix-Rousse et au-dessus de la rue de l’Annonciade où réside B.G. Vingt minutes de marche. Impossible de se garer sur les pentes, aussi n’ai-je pas racheté de voiture après le vol de ma Métro. Des dix villes de France, je n’ai parfois que traversé ou entrevu certaines. J’essaie d’imaginer Fort de France, me crée un légendaire de cette inconnue par l’anagramme de son nom :
Forçat d’Enfer. La mémoire de l’esclavage et la colère créole tatouée dans le toponyme. Je rejoue le trajet du 1.10.2003. D’abord la poste de la X-Rousse où je dépose une lettre de 110g en échange d’une facturette à 1,11 € . Ensuite, je descends le boulevard de la X-Rousse jusqu’à la voiture. Je fais rouler devant moi un “petit charriot à deux roues basses servant à transporter les fardeaux” dont j’aime le nom : un diable. Ce serait bien le...si je ne trouvais un bouton le long de ce boulevard. Ils ont l’habitude de se loger après balayage dans les cercles autour des arbres transformés en vespachiennes. J’ai mis un temps avant de comprendre pourquoi il y avait souvent des boutons sur le boulevard : le marché aux vêtements. Tombés des vêtements non portés, ce sont des boutons qui n’ont pas encore vécu, ne connaissent pas le contact quotidien des doigts. Je tiens le Journal en fonction des boutons trouvés. Jours avec et jours sans. Aujourd’hui j’assure ma prestation. Tel un cueilleur de champignons, je visite un “coin” afin de réduire la part du hasard. Je trouve pourtant le premier, un métallique à quatre trousÇ, sur le trottoir, visiblement “frais-perdu” (je nomme ainsi les boutons visiblement tombés du vêtement de leur propriétaire depuis très peu de temps). Angle Bd. et Pl. X-Rousse. Au-dessus, une plaque commémorative : Majerezak Marech, dit “Vincent”, abattu le 11 mars 1944. Chiffres : dans un courriel, B.G. — qui m’a octroyé le dossard 11/111— se définit comme “la 112ème” des auteurs qu’elle réunit autour d’un jour (II. 2. BRODERIE : évidement décoratif obtenu par retrait ou écartement des fils .). Un 11.3 d’il y a soixante ans, un type tombait à l’endroit précis où un bouton de métal a chuté ce matin. 1.10 ; 111 ; 112 ;11.3 ;113. Ce matin, relu un article découpé par ma mère dans l’Eveil de la Haute-Loire : Alphonse Daudet ne serait pas l’auteur de la nouvelle Le curé de Cucugnan, écrite par Blanchot de Brenas, juge à Yssingeaux né à Lyon en 1838. “Cucugnan aux 113 habitants”, dernier bastion cathare . Chiffres : ce 1.10, 111 arpenteurs de villes. 111 est le nombre d’églises de Venise. 111 multipliés par 6 font 666. J’arrête mon diable près d’un arbre pour ramasser un “noir à bourrelet” et un “demi-pression femelle”.110 x 6 égale 660. Avant les Rumeurs de Ville, B.G. a orchestré 660 auteurs dans Les Bruits du Monde. La deuxième fois que j’ai lu le chiffre 660, dans un article du Monde, il faisait référence aux talibans prisonniers à Guantanamo. Curieusement, Rabelais l’avait déjà employé pour désigner le nombre de chevaliers ennemis défaits dès le début de la guerre contre les Dipsodes et les géants (4) . Ce sont les mots et les chiffres qui nous parlent et non l’inverse ; nos gestes (Littér.: ensemble des exploits d’un héros et de ses compagnons...) s’inscrivent dans des géométries invisibles. Anagrammes : carte, trace, écart. Près de l’arrêt de bus “Poudrière”, deux boutons cassés résonnent d’un chahut d’écoliers. Et puis aussi, des “fragments de discours amoureux". Déchirements confiés au vent.
(1) Serge Bolloch,
La mort de Cerdan, Boxeur et star des médias, in Le Monde du 17-18 octobre 2004
(2) D’après Le petit Larousse 2003, déf. du mot « jour ».
(3)Raymond Rousset, inL’Eveil de la Haute Loire, 21 août 2004.
(4)Comment Panurge, Carpalim, Eusthenes, Epistémon, compaignons de Pantagruel, desconfirent six cens soixante chevaliers bien subtilement. (in François Rabelais, Pantagruel, Paris, Gallimard 1964, p.327)
Cette page du Journal du fibulanomiste a été écrite, en réponse à une invitation de Bernadette Griot , auteure du concept original, de l'animation de réseau et de la mise en oeuvre de l'ouvrage 111 rumeurs de ville. L'ouvrage a été édité par le CERTU (Centre d'Études sur les réseaux, les transports, l'urbanisme et les constructions publiques) à l'occasion du dixième anniversaire de cet organisme.Texte écrit le 1er octobre 2004, relu et mis en ligne et en liens par l'auteur le 17 décembre 2006.