Ceci n’est pas un bouton. C’est une relation, une œuvre d’art, un trésor, un objet de concorde ou de discorde, un fantasme, un souvenir enfoui et retrouvé, une histoire de grand-mère, un mariage très ancien, et puis une poésie, la joie ou la peine d’un enfant, une mémoire réactivée, un petit bout de notre monde commun et singulier.
Connaissez-vous Michel Jeannès ? N’avez-vous jamais entendu parler de « Mr Bouton » ? Sa zone d’intention poétique s’est-elle déployée jusqu’à vous ? Lisez son livre, elle vous touchera, vous habitera, vous inclura en pénétrant vos conversations et vos pensées. Déboutonnez les pyjamas de vos habis-tudes, ne dormez plus, un grand souffle poïétique a bouté le bouchon de l’esprit du langage, butinons notre nouvelle fortune. Quand il arrive dans le quartier « populaire » de la Duchère, à Lyon, Michel Jeannès, artiste, psychologue, a une idée de bouton en tête, un mandat institutionnel et un monde à découvrir. Fondant sa pratique comme « une orfèvrerie de la relation et des rapports sociaux » il se propose d’instaurer un espace dialogique avec les habitants, autour du bouton sous toutes ses coutures, d’où surgirait une œuvre poétique coconstruite. Ses sollicitations écrites ou orales, mais toujours adressées nominativement, suscitent autant de réponses, de conversations, de réactions ou mêmes de propositions inattendues et constituent au fil du temps la trame de ce qu’il appelle lui-même une « zone d’intention poétique » (ZIP).
Ainsi depuis son point de départ - quelques lettres adressées à des habitants inconnus – jusqu’à aujourd’hui, Michel Jeannès initie une spirale d’évènements et de rencontres imprévus, inouïs et insolites autour du « PPOCC », « le plus petit objet culturel commun », le bouton. De fil en aiguille sa fiction prend corps dans le quartier où il est repéré comme « Mr Bouton » et interpellé à ce titre. De la collecte d’histoire à la vidéo filmant des habitants déboutonnant - boutonnant un bouton, du détournement de l’enseigne de mercerie à la création d’une mercerie poétique, du bouton-fève au bouton trouvé-choisi, de l’expérience des bombes sémantiques (tiens, un bouton dans le texte) à celle des boutons perdus (tiens, un bouton dans le caniveau), du bouton géant de Bellecour à la Centrale de tri de la Maison de l’enfance, c’est à une permanente construction artistique à laquelle nous assistons, renouvelée perpétuellement d’invention et de trouvailles inédites et fondant une sorte de pratique discursive ouverte à l'incalculable des réseaux sémantiques croisant le signifiant « bouton ». C’est trouver « l’aperture du langage » dont parle Ricoeur, le signifiant lié à tous les autres sous le sommeil du signifié. Car cette œuvre où se rencontrent et s’enchevêtrent poésie et politique, les deux pôles spirituels du parlêtre, étayée tant par le champ de l’art moderne et de sa recherche symbolique, que par le champ des sciences humaines avec notamment les réflexions de Winnicott sur l’aire transitionnelle, les théories du langage ou les théories systémiques issues de la seconde cybernétique, nous invite à un travail philosophique et intérieur. Notre monde commun retrouve sa part fictionnelle, ce qui renouvelle sa part fonctionnelle, et réinscrit la parole singulière comme son lieu vivant. Une certaine conception ésotérique du langage y retrouve sa place, conception qu’Anzieu reprochait à Lacan, mais qui ici, loin de faire des initiés donne droit de parole subjective à tous. Se référant à Mercure, dieu des échanges et donc dieu de sa Mercerie où circulent boutons et paroles, Michel Jeannès, né en 1958, sait-il que lui-même est né sous le signe d’un archange traditionnellement lié à Mercure et au chiffre huit ? Sait-il que son nom de famille en hébreu signifie la grâce de Dieu et que la lettre qui y est rattachée est le Heth dont le chiffre kabbalistique est huit ? Sait-il que cette lettre figure une barrière qui protège ou emprisonne le feu de l’esprit comme le bouton ouvre et ferme le vêtement ? Et nous, saurons-nous lui dire merci pour le sourire de la mercière qu’il nous marchande contre nos machineries mercantiles ?
Gaël Masset
note de lecture publiée dans Le Croquant n°47/48 (Penser la mort, De la mort à la vie, Penser la vie avec Edgar Morin) 2005